Seconde peau
Souvent je ne peux qu'enfiler un pantalon. Noir. Et
un petit haut souple et doux, surtout doux. Et moelleux. Rien d'autre
ne me permettrait d'affronter la journée qui approche. Elle n'a rien de
spécial pourtant, cette journée à venir. C'est tout simplement moi qui
ai besoin de cette seconde peau là. Qui va me protéger, me bercer.
Le
pantalon noir, en coton. Qui cachera tout, surtout la peau. Qui offrira
à mes jambes la liberté de grimper, de plier, de se tordre. Le pantalon
sans sexe affiché, androgyne. Non, pas fluide ou rebrodé. Comme
un pantalon d'homme.
Le petit haut, si doux, surtout si doux et mou,
sur lequel je passerai la main souvent, en fermant un peu les yeux. Que
je plisserai dans mes doigts. Dans lequel j'enfouirai mon nez. Dans
lequel je pourrai me mouvoir des bras, attraper mes mains dans mon dos,
comme prisonnière de moi. Comme pour éviter que ces mains ne se tendent
dans l'espoir d'être prises doucement.
Parfois je
ne peux que sortir ce déguisement. Mon pantalon aux milliers de bulles
multicolores. Comme grains de raisin ou décorations de Noël. Boules
translucides et éclatantes de couleur. Ce jour là je sais bien qu'ils
sauront tous que j'ai envie d'éclater de rire, de faire le clown. Du
moins je l'espère. Je veux le croire. Pantalon si gai, seconde peau aux
éclats. Sonnez trompettes de couleur !
Quelquefois des
paillettes brillent dans mes yeux. Comment, celle-là dans la glace,
c'est moi ? Mais ça ressemble bigrement à une fille, ça ! Allez, tenter
la panoplie. Aujourd'hui je n'aurai pas l'air déguisée en robe, je me
sens prête. Non, même pas peur d'y faire penser, que je suis une fille.
Ils pourront le croire, j'aurai l'oeil mutin, les gestes empruntés, la
démarche oscillante...oui, un peu ridicule... pour me protéger de trop
jouer celle-là. J'y arrive. De plus en plus souvent. Bon, pour le coup,
je dois des remerciements ; à ma
thérapeute-d'avant-quand-vraiment-j'en-avais-besoin, et à ceux que
j'aime et qui me font me sentir belle et bien dans leur regard.
Mais hélas ...oui,
je sais, vous pouvez pouffer et ricaner, la thérapeute, j'en aurais
bien besoin, là, quand je suis au bord des convulsions à l'idée de
mettre cette jupe là...
Celle que soeurette m'a offerte. Cette
jupe courte. Enfin, courte...Si, quand même, puisque le genou est
dévoilé. Jupe jolie, cadeau d'elle, si attentive. La trouver
magnifique, pleine de charme, avec son velours ras, ses plis plats.
Devoir la mettre. La porter? Même pas ! M'y soumettre, à porter ce
vêtement qui va donner une apparence de moi. Si différente. M'y sentir
dévoilée, sans protection aucune. Jupe qui libère les jambes et
enchaîne mes mouvements pourtant.
Et bien voilà, aujourd'hui, je
l'ai portée. Pour la première fois. Bon, à cette heure ci, je suis en
tenue normale, à la maison. Oui, parce que je l'ai portée tout
aujourd'hui, mais l'ai enlevée dès mon retour quand même. Pas prête à
être en fille toute la journée. Des fois que je pourrais m'en
convaincre...
Pourquoi tant de poids dans ces vêtements, dans cette
seconde peau ? Seconde ? La première en réalité... celle qui est perçue
par les autres. Pourquoi craindre la féminitude de l'apparence ?
Maintenant, je connais la réponse.
Je me rappelle chacun des mots, chaque seconde de cet instant là. Qu'importent les mots dits, moi, je les sais.
Et cette voix qui a hurlé en moi, "jamais,
jamais, tu ne donneras aux autres la possibilité de te voir dans cette
réalité là. Tu ne te dévoileras qu'au regard aimant et respectueux, tu
offriras alors la pudeur extrême de te dénuder de tes oripeaux. Tu
décrocheras le masque à ce moment là. Et personne d'autre ne pourra te
blesser, parce que personne d'autre ne te verra."
Et tu te
feras du mal, car tu seras lisse et transparente, aussi facile à briser
que du verre. Parce que tu chercheras ta vie entière à vouloir que l'on
t'aime pour cette réalité camouflée. Et tu en seras flouée, bien sûr !
Mais ça, j'ai mis des années à le comprendre. Peu à peu j'arrive à
aller à l'encontre de ce cri qui est écho en moi depuis tant et tant de
temps. J'apprends à ne plus avoir peur. A ne plus croire qu'un vêtement
me protègera, me camouflera.
Hommes qui me lisez, pères qui me lisez, respectez vos filles. Aussi de vos mots.
Ne les jetez pas dans l'arène, comme animal dont vous seriez fiers, comme bétail.
Aimez les pour ce qu'elles ont en elles, ce qu'elles sont, pas ce qu'elle paraissent.
S'il vous plaît. Pour qu'elles se plaisent.
Aimez les avec respect, pour qu'elles s'aiment.