Combat des os et de la peau
Vos yeux ne seront jamais mon miroir.
Vous me voyez. Mais moi je ne vois pas la même personne. Non.
Quand j'étais si fine que mes os cherchaient à déchirer ma peau. Quand mes joues se creusaient, que mes cotes se comptaient. Quand je fuyais la balance. Quand seul le regard de mon médecin me pétrifiait de sa vérité peinée. Quand je saisissais un pli sur mon ventre, fièrement, "regardez, vous voyez bien que j'ai de la graisse". Quand il me répondait, tentant de me faire sourire, "on appelle ça de la peau". Parce que son regard me pèse au kilo près. Et que le mien me pèse à la dizaine près. Parce que je suis sûre que les balances, ça se dérègle. Parce que je ne fais pas de régime, juste que je n'ai plus faim.
Quand je cherchais toujours à serrer davantage ma ceinture, pour maintenir mon pantalon. Quand toi, mon ami, tu y fis un dernier trou d'un violent coup de poinçon, et me dis "c'est le dernier, tu entends, le dernier". Il y a 28 ans. Parce que cette ceinture est toujours à ma taille. Mais pas toujours à ce dernier trou là !
Parce que j'ai grandi un peu. Parce que je sais maintenant que mes yeux ne trouveront jamais la bonne paire de lunettes qui me ferait me voir telle que je suis, et non telle que je me vois. Parce que je sais que les balances ne trichent pas. Et que maintenant elle indique le bon nombre ! Que cette foutue dizaine au-dessous de laquelle je ne dois pas descendre, et bien je la dépasse !
Et que mes os ne sont plus là, à vouloir déchirer ma peau. Parce que vous me trouvez bonne mine, de mes joues moins creuses.
Parce que j'ai appris la leçon, les règles fixées. Je ne dois pas chercher un trou plus loin que "le dernier, là". Que non, mes pantalons ne se sont pas agrandis. Et que quand j'ai encore un doute envers ce putain de chiffre qui s'affiche, je dois me poser là. Nue, dans ma salle de bains. Là où il y a deux miroirs en face à face. Et que si je vois un chapelet d'os qui dépasse dans mon dos, et bien c'est que ce n'est pas bien. Non. Même si je me vois enrobée, ronde, moelleuse. Non, je me trompe. C'est pourtant simple. Ne pas me voir, juste regarder ce qu'ils m'ont dit de regarder. La ceinture, le pantalon, le chapelet d'os.
Parce que je me trouve trop grosse dès que je ne suis plus maigre. Et que je me trompe, merde, je le sais bien. Mais pourquoi ne pas me voir comme vous me voyez ? Pourquoi ? Pourquoi me déformer ainsi ? Pourquoi me détester, pourquoi me décharner quand mon coeur est en vrac ? Pourquoi fondre de ne pas m'aimer ? Pourquoi le chagrin emplit-il aussi mon estomac ? Pourquoi oublier de manger ? Pourquoi m'arrondir de mots d'amour ? Suis-je incapable de les dire à moi-même ces mots là ?
Pourquoi ai-je besoin de vous crier cela aujourd'hui ? Parce que je me suis regardée dans la glace ce matin, nue. Et que je me trouve.... Merde ! Je dois être heureuse, c'est la seule explication. Je vous assure, je suis grosse, là, moelleuse et tout et tout....j'ai pris 6 kilos...