Lui
Pendant des années j'ai détourné la tête. Ses sculptures me donnaient la nausée...
J'étais
assise à la terrasse d'un café que nous, les collégiens de la petite
ville du bord de mer, fréquentions. Je buvais une limonade, feuilletant
au soleil le livre offert pour mes 13 ans par mes parents. Je
l'adorais, Giacometti ! Comme d'autres étaient fan des Doors
certainement. Giacometti et Modigliani. Allez savoir pourquoi !
Le
monsieur aux cheveux blancs, à l'allure si respectable, était assis à
une table proche. Et il me parla de Lui, qui sculptait ces corps
étrangement maigres et pleins de force. Il connaissait bien son oeuvre,
me donnait le nom des oeuvres au fur et à mesure que je tournais les
pages au papier glacé.
C'était tout près, il avait des livres qui me passionneraient, et même des reproductions.
Et je me suis levée. Et je l'ai suivi.
Oui, je sais maintenant. Je le savais aussi, à l'époque, mais.. Mais voilà, je me suis levée, et je l'ai suivi. Pleine de joie.
Je ne me souviens que de ses mots sur Lui. "Il aimait les enfants encore pré-pubères, au corps filiforme." C'est tout ce dont je me souviens.
Et
de ma lutte pour échapper à cet homme. Et de son corps qui se frottait
à moi violemment. Comme un chien. Mais j'étais forte. Encore plus forte
qu'il ne l'était. Et il n'avait pas fermé la porte à clé. Dans la cage
d'escalier, ses mains me retenaient encore violemment, mais j'ai
réussi. A dégringoler la volée de marches. Serrant mon vêtement aux
boutons arrachés. Frottant mes mains sur mon corps contre lequel il
avait frotté le sien, pour en détacher la moindre particule. Je n'avais
pas été violée, juste souillée par un animal. Qui avait du éjaculer
dans son pantalon, nourri de ma peur, de mon dégoût de ce corps plaqué
au mien.
J'ai oublié le livre de Giacometti chez lui, je suppose. Je ne sais même plus. Je voulais juste vomir. Et me terrer.
J'ai passé de longues heures dans une grotte, au bord de l'eau. Jusqu'au moment où la marée m'aurait emprisonnée.
Je suis repartie. Avec mon silence.
Et, pendant des années, n'ai plus pu regarder une sculpture de Giacometti sans en avoir la nausée.
...
Il
se nomme "feu" en breton. Et je lui ai raconté. Ce que j'avais tu
depuis toutes ces années. A lui qui connaît si bien son oeuvre. A lui
qui alla même voir la tombe de son frère, Diego Giacometti.
Non, je te le dis, te l'affirme, non. Il aimait les femmes, pas les enfants. C'était un mensonge.
J'en ai eu la nausée, de nouveau. D'avoir accepté tant d'années de porter en moi la haine de Giacometti.
Merci de m'avoir, par tes mots, permis de ne plus avoir ce mal en moi.