La danseuse
Le plancher de bois vibrait. Les lumières tournaient en rondes
saccadées. Les vibrations, les sons, les ombres et les lumières. Rien, plus
rien n'importait plus, alors, plus rien. Elle entrait dans un autre monde, gommait sa vie dans un tempo étrange.
Elle posait son elle au coin de la table.
Elle laissait sa carte de visite virtuelle à côté d'eux. Puis elle
s'avançait sans réfléchir, là ; là où de l'espace était libre.
Elle
n'était plus avec eux. Elle dansait. Dans un océan de sons. Qui la
transformait en poisson fluide. Aveugle. Son corps bougeait de ses yeux
fermés. Ses pieds ne se déposaient plus au sol. Elle flottait.
Tournait. Seule, toujours seule. Elle aimait ne plus être rien d'autre
que son bassin mouvant, que ses épaules libérées. Elle dansait dans sa
tête, dans son ventre. Savourait la paix qui l'envahissait, les muscles qui se
libéraient des contraintes.
Eux ? Ils la regardaient. Mais elle
était aveugle. Ne le savait que parce qu'ils le lui disaient. Elle
ouvrait parfois ses paupières, souriait aux inconnus assis, dont les
chaussures battaient la cadence. Elle ne pouvait s'asseoir. Il lui fallait glisser
sur les partitions, devenir membrane de batterie, corde de guitare.
C'était une force qui l'habitait, une joie, une liberté exquise. Elle n'avait plus d'âge, plus
de squelette. Libre. Elle était vent et nuages, ondes fraîches en vagues
déferlantes.
Parfois
un bras saisissait sa taille pour accompagner ses mouvements. Parfois
elle souriait et se partageait en théâtre de mouvements. Elle se prêtait au
jeu, brièvement. Donnait les ondulations de son corps en empreintes
fortes. Dansait à deux corps. Mais ils apprenaient vite qu'elle
n'aimait que la force libérée de son corps isolé d'eux.
Puis elle
ouvrait les yeux, essuyait son cou perlé de sueur, allait s'asseoir un
peu, dans la fraîcheur d'une salle. Parlait avec ces individus qui la
connaissaient, elle, la danseuse solitaire. Parce qu'elle aimait aussi
bavarder, de leur vie, de leurs drôles de chemins vers cette endroit de
pénombre mouvante. Parler de tout et rien. Avec eux qui respectaient sa
solitude. Elle était si différente. Dans son autre vie. Comment croire
que c'était bien elle, qui pouvait jusqu'à l'aube laisser la musique
l'envahir ? Elle la danseuse solitaire au sourire posé, aux yeux
clos ? Quand elle partageait un repas avec eux, parlait de sa vie si
bien réglée, comme papier à musique, ils laissaient la surprise
apparaître. Sa sensualité avait trouvé dans la danse le chemin de la
liberté. Comment bouger ainsi à la lumière du quotidien ? Comment laisser
son bassin onduler ? Ses pieds s'envoler ? Elle marchait vite et droit,
les deux pieds au sol, alors. Elle était une autre. Quand la nuit
arrivait, parfois, elle dansait. Jusqu'à l'aube. Apaisée et heureuse.
* "Danseuse bleue" Huile. Dominique Johansen