A demain, chef
C'est con, ce qui m'arrive, pas vrai, chef ? Pourtant, le matin, je passe mon badge. Comme avant. Puis je monte les escaliers deux à deux. Question d'habitude.
C'est con, je n'ai plus envie de m'arrêter au service informatique pour attraper les listings. Plus tard. Après le café. Ca fait tout drôle d'avoir gravi pendant deux ans les étages, les listings quotidiens d'un côté, le café de l'autre. Maintenant, je grimpe à vide. Puis je redescends cliquer sur la machine pour mon gobelet chaud. Et les prendre, ces putains de listings. Tu sais que je consulte même mon solde de jours de congé ! Pour un peu j'en rigolerai presque, pas toi ? Et même mes heures sup. Et je jette un oeil à l'horloge Windows, aussi. Celle que j'ignorais avant. Pour ne plus trop en faire, de ces heures que je donne, pour rien, pour finir le boulot. Ces heures là me pèsent maintenant. C'est con, pas vrai ? .
Je vais travailler.. parce qu'il le faut. Avant, j'aimais bien, pourtant.
Peu à peu les conflits se sont installés, larvés, jetés à la figure, et maintenant silencieux. Le pire, chef, c'est mon silence, tu le sais bien. Je m'assois et me tais. Comme ce matin, pour notre sacro-sainte bilatérale.
"Ne coupe pas les ponts avec l'équipe"
"Les mails suffisent, ça fait une trace. Et je suis sûre d'avoir donné l'info à tout le monde."
"Ne fais pas ça, tu es leur responsable"
"Moi ? Tu veux rire ! Ils gagnent plus que moi, se foutent royalement de boulot s'il n'est pas dans le cadre parfaitement défini de leur attribution... alors..."
" Tu dois surveiller que..."
"Oui, tu as raison, je flique même parfois, pour récupérer les grosses erreurs. Il n'y a que le maternage que je ne supporte plus. Non. J'arrête. Tiens, tu vas rire, chef, tu sais l'objectif du ministère, oui, le tien, le mien, celui sur lequel on a axé tous le boulot, le nôtre, le leur...et bien je vais te raconter la dernière (...) si si, ils n'avaient pas envie, alors ils n'ont pas fait ! Ils sont drôles, non ? trop de boulot, ils ont dit. Cela fait deux mois qu'ils zappent discrètement... Je m'en suis aperçue par hasard..."
"Mais il faut faire une réunion d'équipe, là"
"Je n'ai plus envie, chef, je suis fatiguée d'eux, de moi".
Chef à moi anime donc. C'est leur copain, il aime bien être copain avec les équipes. Moi aussi je les aime bien, même si je ne suis pas leur copine. Peut-être parce que je dois aussi les faire bosser...
"Il faut que..."
"On a trop de travail, tu ne te rends pas compte..."
Silence avec rêverie intérieure. Tu sais bien, chef à moi la réalité. Tu n'es pas plus aveugle que moi... nous en avons parlé ce matin même...
Qui faisait sa déclaration d'impôt tout à l'heure ? Oui, toi, le surbooké.
Et qui jouait au Sudoku après avoir cherché un gîte pour l'été ? toi qui revendiques ne pas pouvoir tout faire.
Tiens, et toi, avec tes pauses café de deux heures, le stress passe ? Et toi, qui papotes avec ta nombreuse famille ?
Oui, chef à moi, tu le sais, tout ça, alors c'est fini pour moi, tu vois. Vous avez refusé de comprendre que j'avais besoin d'aide ? Ou plutôt si, vous le savez, mais... puisque j'y arrive, n'est ce pas ? Vous avez refusé d'entendre que deux ans à assumer toutes les fins de mois-début de mois, y compris août, ou décembre, parce que je sors des résultats conjoncturels -oui, ça commence par "con", c'est con, ça, pas vrai, chef ? -, et bien, cela m'épuise le goût du travail. Et que personne ne veut apprendre le nouveau logiciel. Pas partie de leurs attributions, ils disent ! La retraite dans 5 ans, ils s'y préparent, ils m'ont expliqué.
Non, tu sais bien que je n'ai jamais joué à être malade. Mais, vois-tu, depuis quelques semaines, j'ai de drôles de crises d'appréhension, parfois. A l'idée de devoir retourner au boulot.
C'est con, pas vrai ? Mais je suis là, tu le vois bien.
A demain, chef. Tu sais, si je n'avais pas des partenaires qui attendent mes chiffres pour bosser, et bien... je crois que je serais au bord de l'Océan, et que je marcherais sur le sable de longues heures.